En partant du noir, premier pigment fabriqué par l’homme, le caractère ancestral de la trace noire s’est imposée comme point de départ de mon travail. Médium emprunté à la calligraphie chinoise, l’encre noire déversée sur la toile agit comme un tatouage, indélébile et définitif. Cette trace ainsi formée s’apparente à l’idée du passé, d’une mémoire du passé, d’un passé ineffaçable constituant de notre identité. Pour contrebalancer l’autorité et l’immobilité de la trace noire, j’utilise le geste comme « océan d’énergie », expression du « Dan Taï ». D’après Han Yu (768-824), « Lorsqu’on a mis toute son habileté et toute son intelligence dans la pratique d’un art et que l’on agit spontanément sous la dictée du dedans, selon le mouvement de l’énergie intérieure, le pouvoir agissant est à son comble et l’indépendance est assurée : aucune réalité extérieure n’a plus d’emprise sur nous. » *
*Lettre d’adieu à l’abbé Gaoxian
Mnémosyne - Le geste mémoire
Tout doit disparaître
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.»*
Cette phrase, écrite par Antonio Gramsci (écrivain et théoricien politique italien 1892-1937) entre deux guerres mondiales, peut tout à fait s’appliquer à notre époque : une époque mondialisée dominée par la spéculation où l’aberration des écarts de richesse est visible au niveau planétaire par la diffusion numérique, où une oligarchie surpuissante mène le monde entrainant l’affaiblissement du pouvoir des états, où l’on assiste aux replis nationaux, identitaires et à « la montée des extrêmes »…
Alors, oui j’aimerai tout révolutionner, m’insurger, tout voir disparaître.
Mais, au lieu de construire des barricades, brandir les armes ou trouver les voies d’un autre monde possible, je choisis le soulèvement intérieur : diffuser mon refus de manière poétique à travers la peinture. Je choisis la création comme protestation contre la vacuité de ce monde mais aussi comme protestation de l’être face au néant.
« Demeure, il faut choisir
Et passer à l’instant
De la vie à la mort
Et de l’être au néant »
« To be or not to be **
Esquiver cette catastrophe qui s’évite de justesse à chaque instant, mais dont l’être est pourtant aussi proche que possible : esquiver son propre néant, sa vacuité, mais aussi envahir le néant symbolique qui guette notre monde matérialiste.
S’extraire du temps réel pour s’installer dans le temps perpétuel de la peinture.
Un soir de rage, je recouvre ma toile de noir, introduisant un rituel alchimique inconscient, puis le matin, vient le temps du repenti, de l’œuvre que l’on soigne, à qui on redonne sa chance, une technique de destruction-reconstruction du tableau qui constitue l’acte même de peindre, qui transpose ce désir de soulèvement ce qui est en soi déjà une manière de répliquer.
Tout ne disparaît jamais vraiment…
* Antonio Gramsci
**Monologue de Hamlet traduction de Voltaire